Emmanuelle de Gentili, la présidente de cette structure communautaire, explique à Corse-Matin les raisons de cette lourde perte financière due à la crise du Covid-19. Elle ne cache pas son inquiétude et réclame pour la Corse un « état d’urgence économique et social »
Emmanuelle de Gentili : « Nous devons nous battre collectivement pour affronter cette terrible crise ». PHOTO CHRISTIAN BUFFA |
Le tourisme est à l’arrêt forcé. Quel est votre sentiment sur cette situation dramatique ?
Parmi les secteurs affectés par le Covid-19 et l’arrêt partiel des activités, le tourisme est en effet frappé de plein fouet. On mesure dès lors la catastrophe dans l’île où il représente 24 % du PIB, sans compter l’activité liée aux transports aériens et maritimes qui est de 7 % du PIB. Nos entreprises, dont beaucoup de TPE de moins de 10 salariés, sont menacées. Pour le moment, seul un report de charges fiscales et sociales a été acté, alors que la situation îlienne nécessite une annulation de ces charges tant que durera la crise. S’ajoute à cela une potentielle bombe sociale car ce secteur emploie près de 12 000 personnes. Je n’ose imaginer une saison blanche, si la pandémie repartait après la fin du confinement.
Avez-vous été obligée de mettre les salariés de votre office au chômage partiel ?
Effectivement. Notre directrice, Véronique Valentini-Calendini, a pris les décisions qui s’imposaient dans un souci sanitaire et de gestion stricte avec des budgets contraints et une perte importante de recettes. Aujourd’hui, 80 % de nos salariés sont donc au chômage partiel ou en arrêt de travail en rapport avec la garde de leurs enfants.
L’office de tourisme de Bastia a-t-il déjà perdu beaucoup d’argent ?
Malheureusement oui. Notre office finance ses activités avec des recettes provenant de la taxe de séjour ainsi que des ventes de prestations et des services comme les visites guidées et les circuits. La taxe de séjour représente 80 à 100 % de ce total. Pour la Corse et ses 21 offices de tourisme fonctionnant comme de véritables TPE, c’est dix millions d’euros de perte. Il est impératif que le plan de relance ne les oublie pas dans la boucle des entreprises. Pour l’office de Bastia lourdement impacté, c’est près de 600 000 euros de perte. Sa subvention de base, versée pour assurer sa mission de service public de promotion du territoire, sera insuffisante pour faire fonctionner l’office a minima. Il faudra trouver de nouveaux modes de fonctionnement et de nouveaux objectifs pour relancer l’appareil touristique.
Comment allez-vous faire pour rattraper cette perte financière ?
La tutelle de notre office est la Communauté d’agglomération de Bastia. Nous lui avons donc transmis un point sur notre situation financière et un projet d’actions à mettre en œuvre pour essayer de sauver le peu de saison qu’il y aura. Nous attendons aussi un soutien de la Collectivité de Corse et sommes attentifs à la manière dont l’État va aborder l’après confinement du point de vue des dispositifs de relance dans le domaine touristique.
Votre office rouvrira-t-il ses portes pendant le déconfinement ?
Non. Une partie du personnel sera en activité partielle pour préparer les actions de rebond et le soutien aux professionnels. Mais la partie accueil restera fermée car les conditions ne sont pas réunies pour recevoir du public. Nous avons décidé d’éviter les dépenses inutiles ou inopérantes. Les conseillers en séjours resteront au chômage partiel tant que nous n’aurons pas de touristes, de bateaux, d’avions, d’hôtels, de restaurants et de bars ouverts. Sans la réouverture d’Orly ou d’une logistique à Roissy, et sans un travail avec les compagnies maritimes, il sera compliqué de garder l’espoir d’un tourisme national, voire européen. Quand on sait qu’une saison se prépare au moins un an à l’avance, on peut imaginer dans quelle détresse se trouvent les professionnels et combien nous souffrons de l’impossibilité d’anticiper.
Comment envisagez-vous la reprise de l’activité touristique ?
Tout dépendra de l’évolution de la pandémie. Je veux parier sur l’intelligence collective et le respect des mesures barrières pour revoir des touristes qui viennent à 80 % de l’Hexagone. Je crois qu’il faut baisser considérablement les prix des voyages pour cette année 2020. C’est la seule mesure qui pourra nous mettre dans une situation de saine concurrence avec les autres régions. Sans cette mesure phare, de nombreuses entreprises déposeront le bilan.
On sent une réelle inquiétude dans vos propos…
Vous avez raison, je suis très inquiète. C’est pour ça qu’il nous faut obtenir la reconnaissance d’un « état d’urgence économique et social » à l’identique de « l’état d’urgence sanitaire ». Cela permettrait d’annuler les charges fiscales et sociales des entreprises, de reporter les échéances bancaires sans agios et de faire jouer les assurances. Les sommes en jeu sont minimes rapportées à l’ensemble national, mais essentielles pour l’économie de l’île. Cet état d’urgence économique permettrait également d’ajuster les droits au chômage des saisonniers par l’abaissement du seuil minimal de six à deux mois pour l’année 2020 et de prolonger la période possible de recours au chômage partiel.
Vers qui faut-il se tourner pour obtenir des aides ?
Je crois qu’il faut se tourner vers le mécanisme européen de stabilité, vers la Banque européenne d’investissement et vers le système bancaire. La Corse a un retard structurel reconnu depuis longtemps à travers le Plan exceptionnel d’investissement, et qui devrait se poursuivre. L’effort doit être inversement proportionnel pour qu’il serve de levier à l’émergence d’une véritable économie.
Le coût n’est pas pharaonique ramené aux 330 000 habitants de l’île et au potentiel touristique régional qui s’élève à trois millions de touristes.
Quels conseils donneriez-vous à des professionnels du tourisme en plein désarroi ?
Je n’ai pas la prétention d’apprendre leur métier aux professionnels du tourisme. En revanche, j’ai confiance en ce qu’ils font et j’entends qu’ils souhaitent préparer l’avenir autrement. Nombre d’entre eux ont déjà intégré la nécessité de s’adapter aux contraintes environnementales, sanitaires et économiques par une adaptation rapide de l’offre. Nous serons à leur côté.
Quelles sont les mesures concrètes que vous allez mettre en place pour essayer de ne pas sombrer ?
Nous avons mis en place un dispositif de veille avec tous les professionnels du tourisme. Nous multiplions les réunions en visioconférence avec eux. Notre office a travaillé sur un plan d’actions de rebond afin de permettre de réinjecter des moyens de façon indirecte dans l’économie locale. Ce projet a pour maître mot la solidarité. C’est l’objectif de notre campagne digitale qui sortira dans quelques jours. Si des Corses comptaient partir en vacances à l’extérieur de l’île, nous leur dirons Si sta be inde noi. Nous avons tout en Corse, restons-y. Nous comptons beaucoup sur le tourisme affinitaire et nous espérons que les professionnels enrichiront ces initiatives. Je pense que ce confinement aura donné envie aux Corses de mieux découvrir leur île.
On dit que vos relations avec l’Agence du tourisme de la Corse sont quasiment inexistantes. Qu’en est-il vraiment ?
Les offices de tourisme sont à l’échelon le plus pertinent du territoire et sont les plus proches des professionnels dont ils ont une connaissance minutieuse de leurs offres.
Or, ces offices n’ont que peu, ou pas, de liens dans le travail avec l’ATC. Il est dommageable que ces offices ne soient ni consultés, ni intégrés dans des réflexions communes avec l’ATC, particulièrement en cette période complexe, car leurs propositions pourraient nourrir une réflexion pertinente de nature à rassurer les professionnels. Encore une fois, je le regrette. Mais je dois dire que les offices ont été complètement oubliés alors qu’ils font un travail de fond essentiel.
Vous reste-t-il un espoir par rapport à cette saison 2020 qui est en grand danger ?
Si tout va bien, la saison débutera en juillet au lieu d’avril. Nous espérons donc une saison étalée sur l’automne. Mais cela se prépare et ne se décrète pas dans l’urgence avec, en plus, de possibles problèmes liés à une mauvaise météo et une situation sanitaire inconnue. À mon avis, il est primordial que le secteur du tourisme insulaire repense entièrement sa politique avec tous les partenaires institutionnels, les offices et les socioprofessionnels. Nous devons être prévoyants et prêts à nous battre collectivement pour affronter cette terrible crise.
INTERVIEW RÉALISÉE PAR JEAN-BAPTISTE CROCE